Le pape François reçoit un groupe de migrants dans les salles du Vatican - © Photo : Avvenire.
En lien avec l’actualité récente, nous vous proposons ces deux articles parus dans la revue Migrations Société, rédigés par Vincent Geisser sur l’engagement du pape François envers les migrants.
François, pape des migrants ?
Vincent GEISSER
« Chers frères et sœurs migrants et réfugiés ! À la racine de l’Évangile de la miséricorde, la rencontre et l’accueil de l’autre se relient à la rencontre et à l’accueil de Dieu : accueillir l’autre, c’est accueillir Dieu en personne ! ».
Pape François1.PAPE FRANçois, Message pour la Journée mondiale des migrants et des réfugiés [En ligne], 17 janvier 2016, https://w2.vatican.va/content/francesco/fr/messages/migration/documents/papa-francesco_20150912_world-migrants-day-2016.html.
« Le monde que décrit François est une chimère, une illusion, un univers rose bonbon, gentillet, bondé de clandestins bisounours. François vit dans un rêve parallèle à la réalité crue ! ».
Francesca de Villasmundo2. de Villasmundo, Francesca, “Le pape s’en prend à nouveau à l’Europe à propos des migrants [En ligne]”, Medias-presse.info, 28 février 2017, http://www.medias-presse.info/le-pape-sen-prend-a-nouveau-a-leurope-a-propos-des-migrants/70294/.
« François n’est pas un jésuite pour rien… et s’il reprend le discours immigrationniste de son prédécesseur, c’est pour mieux l’enrober de la doucereuse guimauve des bons sentiments et de la parole chrétienne dont il sait combien elle va annihiler celle de ses ouailles tentées d’ouvrir les yeux sur une réalité qui les accable chaque jour davantage ».
Robert Albarèdes3. Albarèdes, Robert, “Le Pape François ? Un bon soldat de la mondialisation immigrationniste [En ligne]”, Riposte laïque, 19 juin 2014, https://ripostelaique.com/le-pape-francois-un-bon-soldat-de-la-mondialisation-immigrationniste.html.
En janvier 2017, les Éditions de l’Atelier publiaient un ouvrage au titre évocateur Ce pape qui dérange4.Riva, Virginie, Ce pape qui dérange, Ivry-sur-Seine : Éditions de L’Atelier, 2017, 173 p., rédigé par Virginie Riva, correspondante à Rome pour la radio Europe 1. Il est vrai que les livres consacrés au souverain pontife se suivent et se ressemblent, oscillant généralement entre registre hagiographique et registre critique, les auteurs jouant de leur proximité avec la curie romaine pour livrer aux lecteurs toutes sortes d’informations et de confidences inédites — qui le sont rarement en réalité — sur les « secrets du Vatican » et l’intimité du pape. Or, dans l’ouvrage de Virginie Riva, on ne trouve rien de cela. Bien que journaliste, l’auteure s’est moins intéressée aux « intrigues vaticanesques » qu’aux discours et aux projets sociaux de François, qu’elle présente comme un véritable programme politique d’un pape à la fois chef de l’Église mais aussi chef d’État, qui recourt ainsi à la « méthode synodale » pour faire bouger les lignes. Car, au regard de ses premières décisions et actions, il apparaît clairement que le premier pape latino-américain de l’histoire de l’Église souhaite rompre avec les modes de gouvernance de ses prédécesseurs, très fortement marqués par un eurocentrisme provincial et petit-bourgeois, en accordant davantage d’attention à ce qu’il qualifie lui-même de « périphéries humaines et sociales »5.Ibidem (voir p. 8).. Depuis son élection en mars 2013, le pape François a ouvert de nombreux chantiers, comme la critique des ravages de la mondialisation, l’homosexualité, la lutte contre la corruption et les réseaux mafieux, le statut des femmes au sein de l’Église, le problème de la pédophilie des clercs, la redéfinition d’une nouvelle diplomatie vaticane, etc., qui viennent bousculer à la fois les esprits conservateurs et les routines de fonctionnement de l’institution ecclésiale. Ce n’est probablement pas un hasard si ces projets de réforme suscitent aujourd’hui autant d’oppositions et de résistances au sein même de la curie romaine : « L’ensemble des chantiers entamés par le pape dessine une exigence, issue de sa prière, de sa formation jésuite, de sa théologie sud-américaine... Et c’est bien cette exigence qui dérange. C’est celle d’un catholicisme qui implique un comportement tout à fait nouveau, une attitude beaucoup plus profonde que la simple adhésion aux dogmes, un intérêt porté aux pauvres plutôt qu’un respect strict des valeurs non négociables prônées pendant des décennies par Jean-Paul II puis Benoit XVI »6.Ibidem (voir p. 9)..
Et s’il y a un domaine où le discours du pape dérange plus que tout autre, c’est probablement celui de l’immigration, où l’Église est souvent restée confinée au registre de l’assistance et de la charité, sans véritablement s’attaquer au fond du problème. De ce point de vue, le pape François paraît renouer avec la philosophie humaniste de Giovanni Battista Scalabrini (1839-1905)7.PEROTTI, Antonio (sous la direction de), L’Église et les migrations. Un précurseur : Giovanni Battista Scalabrini, Paris : Éd. CIEMI-L’Harmattan, 1997, 224 p. , fondateur de l’ordre catholique des Scalabriniens8.Le Centre d’information et d’études sur les migrations internationales (ciemi), qui édite la revue Migrations Société, a été fondé en 1977 par des prêtes catholiques appartenant à la Congrégation des missionnaires de Saint-Charles Borromée-Scalabriniens., qui consacra une large partie de son action pastorale aux migrants. Comme nous le rappelions dans un précédent éditorial, « l’évêque italien était en avance sur de nombreux penseurs socialistes et progressistes de son temps. Son interprétation du fait migratoire, pourtant développée à la fin du xixe siècle, reste d’une surprenante actualité, anticipant largement les phénomènes de mondialisation et les processus complexes d’intégration des migrants au sein des sociétés des différents pays d’accueil »9.GEISSER, Vincent, “Immigration, nationalité, solidarité : l’Église a-t-elle encore quelque chose à dire ?”, Migrations Société, vol. 25, n° 145, janvier-février 2013, pp. 7-16.. À l’instar de Giovanni Battista Scalabrini, le pape François voit dans le migrant l’incarnation par excellence de la figure du pauvre : « Dans le monde actuel, aux portes d’une Europe bien portante, le pauvre et l’indifférence dont il est victime s’incarnent aussi pour le pape dans la figure du migrant »10.Riva, Virginie, Ce pape qui dérange, op.cit. (voir p. 102).. Sa sensibilité à l’égard de la question migratoire n’est pas nouvelle et doit pour beaucoup à son héritage familial et à sa formation jésuite. Le pape François aime à rappeler qu’il est lui-même un enfant d’immigré italien venu du Piémont : son père, Mario José Bergoglio, est arrivé en 1927 en Argentine et a failli périr en mer. Sa filiation migrante a d’ailleurs marqué toute sa trajectoire en tant que clerc de l’Église, d’abord comme séminariste, puis comme simple prêtre, et enfin comme évêque et cardinal de Buenos Aires, capitale argentine, où il a développé de nombreuses actions pastorales dans les quartiers populaires et les bidonvilles peuplés de migrants en provenance des autres pays d’Amérique latine (Paraguay, Bolivie, Pérou, etc.). Bousculant le cérémonial et le protocole dus à son rang, Jorge Mario Bergoglio avait l’habitude de se rendre en transports en commun dans les faubourgs de Buenos Aires pour célébrer des messes, baptiser des enfants, et rencontrer des familles déshéritées. François a aussi été fortement influencé par les enseignements du père jésuite Pedro Arrupe qui, en 1974, publia un décret demandant aux membres de la Congrégation de Jésus d’acquérir une expérience personnelle de la pauvreté. En 1980, le père Pedro Arrupe fonda le Service jésuite des réfugiés, actuellement présent dans cinquante pays et qui fournit de l’aide à près d’un million de personnes11.Calvez, Jean-Yves, “Les choix du père Arrupe”, Études, n° 4, tome 407, octobre 2007, pp. 355-365..
Compte tenu de son passé familial et de son expérience sacerdotale, il n’est donc pas étonnant que François ait placé la question migratoire au cœur de son « programme pontifical ». Ainsi, dès sa première lettre d’exhortation apostolique (Evangelii gaudium : la joie de l'Évangile) datée du 24 novembre 2013, il consacre plusieurs lignes aux migrants, mettant en garde les croyants contre les réflexes de peur et de rejet : « Les migrants me posent un défi particulier parce que je suis Pasteur d’une Église sans frontières qui se sent mère de tous. Par conséquent, j’exhorte les pays à une généreuse ouverture, qui, au lieu de craindre la destruction de l’identité locale, soit capable de créer de nouvelles synthèses culturelles. Comme elles sont belles les villes qui dépassent la méfiance malsaine et intègrent ceux qui sont différents, et qui font de cette intégration un nouveau facteur de développement ! Comme elles sont belles les villes qui, même dans leur architecture, sont remplies d’espaces qui regroupent, mettent en relation et favorisent la reconnaissance de l’autre ! » 12.Pape François, “La joie de l’évangile. Exhortation apostolique du 24 novembre 2013”, La Documentation Catholique, n° 2513, janvier 2014, pp. 6-83..
Mais c’est surtout par des gestes symboliques forts que le nouveau pape entend faire connaître au monde en général, et aux élites dirigeantes en particulier, sa « théologie de l’accueil et de l’altérité », n’hésitant pas à s’en prendre directe ment aux politiques sécuritaires et aux discours populistes qui instrumentalisent la peur de l’Autre.
Contre l’avis de la diplomatie vaticane13.MOUNIER, Frédéric, “Le pape François fustige l’indifférence’”, La Croix, 8 juillet 2013., il décide d’effectuer son premier déplacement apostolique sur l’île de Lampedusa, le 8 juillet 2013. À cette occasion, il prononce une homélie dans laquelle il dénonce avec force « la mondialisation de l’indifférence », visant indirectement les politiques sécuritaires de l’Union européenne (ue) en mer Méditerranée qui aboutissent aux décès et aux disparitions de plusieurs milliers de migrants : « Dans ce monde de la mondialisation, nous sommes tombés dans la mondialisation de l’indifférence. Nous sommes habitués à la souffrance de l’autre, cela ne nous regarde pas, ne nous intéresse pas, ce n’est pas notre affaire ! […] “Adam où es-tu ?”, “Où est ton frère ?”, sont les deux questions que Dieu pose au début de l’histoire de l’humanité et qu’il adresse aussi à tous les hommes de notre temps, à nous aussi. Mais je voudrais que nous nous posions une troisième question : Qui de nous a pleuré pour ce fait et pour les faits comme celui-ci ? Qui a pleuré pour la mort de ces frères et sœurs ? Qui a pleuré pour ces personnes qui étaient sur le bateau ? Pour les jeunes mamans qui portaient leurs enfants ? Pour ces hommes qui désiraient quelque chose pour soutenir leurs propres familles ? Nous sommes une société qui a oublié l’expérience des pleurs, du “souffrir avec” : la mondialisation de l’indifférence nous a ôté la capacité de pleurer ! »14.PAPE FRAN?OIS, “Où est ton frère ?’. Une question adressée à chacun”, La Documentation Catholique, n° 2512, octobre 2013, pp. 110-111..
En février 2016, François choisit symboliquement comme dernière étape de son voyage pontifical au Mexique, la ville frontalière de Ciudad Juárez, particulièrement stigmatisée par le voisin états-unien en raison de la présence de filières d’immigration clandestine. Il y célèbre une messe devant 200 000 fidèles à proximité de la clôture métallique qui sépare le Mexique des États-Unis. À cette occasion, il appelle à « construire des ponts » et « non des murs », répondant indirectement au discours démagogique du candidat républicain Donald Trump, alors en tête des sondages avant les primaires de son parti, et qui incite dans ses meetings électoraux à combattre les immigrés mexicains assimilés à des « criminels » et à des « violeurs ». D’ailleurs, quelques mois auparavant, en septembre 2015, devant le Congrès américain, le pape François avait clairement appelé les représentants et les sénateurs à ne pas tourner le dos à leur histoire et leur mémoire migratoires : « Nous, le peuple de ce continent, nous n’avons pas peur des étrangers, parce que la plupart d’entre nous étaient autrefois des étrangers. Je vous le dis en tant que fils d’immigrés, sachant que beaucoup d’entre vous sont aussi des descendants d’immigrés »15.Maillard, Sébastien, “Au Congrès, le pape invite les Américains à rester dignes de leur rêve” La Croix, 24 septembre 2015..
À l’occasion de la cérémonie du Jeudi saint, le 24 mars 2016, le pape fait le choix de laver les pieds de onze réfugiés résidant dans un foyer de la banlieue de Rome, rappelant le geste accompli par Jésus pour ses douze apôtres. Si cet acte symbolique a été plutôt apprécié dans les milieux « progressistes » de l’Église, les cercles majoritairement conservateurs et traditionnalistes l’ont perçu comme une forme de provocation papale, voire comme une menace pour la catholicité, et ce d’autant plus que parmi les migrants choisis trois étaient de religion musulmane : « Jour solennel de la vie liturgique de l’Église catholique, le Jeudi saint est devenu, sous l’ère bergoglienne, et grâce à la complicité de médias complaisants, un manifeste socialisant et gauchiste, où immigration, injustice sociale, féminisme, ont la part belle. Tous les moyens sont bons, même les plus sacrés, pour révolutionner et réformer l’humanité à travers le prisme d’une idéologie utopiste et chimérique, progressiste et folle, d’une société déterminée par les concepts de liberté, égalité et fraternité. Idéologie qui envoûte le pape argentin »16.DE VILlasmundo, Francesca, “Une Pâques aux couleurs des immigrés musulmans : le pape François leur lavera les pieds le Jeudi Saint” [En ligne], Medias-Press.info, 15 mars 2016, http://www.medias-presse.info/une-paques-aux-couleurs-des-immigres-le-pape-francois-leur-lavera-les-pieds-le-jeudi-saint/51108/..
Mais de toutes les initiatives pontificales, c’est surtout le déplacement du pape sur l’île grecque de Lesbos, le 16 avril 2016, qui a été le plus commenté et source de controverses publiques. Depuis que l’Union européenne a décidé de fermer ses frontières, plus de 50 000 migrants sont bloqués en Grèce, transformant les îles en véritable prison à ciel ouvert. De plus, l’accord entre l’ue et la Turquie du 18 mars 201617.DE Marcilly, Charles, “L'accord UE-Turquie et ses implications. Un partenariat incontournable mais sous conditions” [En ligne], Questions d'Europe, n° 396, 19 juin 2016, http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0396-l-accord-ue-turquie-et-ses-implicationsun-partenariat-incontournable-mais-sous-conditions. a contribué à rendre la situation davantage dramatique : les centres de tri, censés être temporaires, sont devenus progressivement des camps fermés, où des milliers de réfugiés s’entassent. Au-delà du registre strictement humanitaire, la présence du pape François à Lesbos revêt donc une signification politique, remettant en cause le bien-fondé de la politique restrictive et sécuritaire de l’Europe. Pour le souverain pontife, certes, la peur du migrant est compréhensible dans des sociétés européennes confrontées à une profonde crise économique et sociale mais, elle ne saurait justifier les traitements inhumains, surtout quand ils touchent des individus vulnérables fuyant des situations de guerre (enfants, femmes et vieillards) : « Je ne sais pas. Je comprends les gouvernements, ainsi que les peuples, qui ont une certaine peur. Cela je le comprends, et nous devons faire preuve d’une grande responsabilité dans l’accueil. Un des aspects de cette responsabilité est ceci : comment pouvons-nous intégrer ces gens et nous. J’ai toujours dit qu’ériger des murs n’est pas une solution : nous en avons vu tomber un, au siècle dernier. Cela ne résout rien. Nous devons faire des ponts. Mais les ponts se font avec intelligence, ils se font par le dialogue, par l’intégration. Et pour cela, je comprends une certaine crainte. Mais fermer les frontières ne résout rien, parce que cette fermeture à la longue fait mal au peuple lui-même. L’Europe doit faire d’urgence des politiques d’accueil et d’intégration, de croissance, de travail, de réforme de l’économie… Toutes ces choses sont les ponts qui nous conduiront à ne pas ériger de murs »18.PAPE FRANCOIS, Conférence de presse du Saint-Père au cours du vol de retour de Lesbos [En ligne], 16 avril 2016, https://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2016/april/documents/papa-francesco_20160416_lesvos-volo-ritorno.html..
Ce n’est pas tant la présence du pape à Lesbos qui a fait polémique, que l’initiative connexe, inspirée par la communauté de Sant’ Egidio, coutumière des opérations de médiation et de maintien de la paix, de ramener avec lui, dans son avion personnel, douze réfugiés19.Sur les détails de l’affaire, voir Riva, Virginie, Ce pape qui dérange, op. cit. (voir pp. 102-104).. Le fait que les individus sélectionnés étaient tous musulmans, avec parmi eux des femmes portant le foulard islamique, a été considéré par certains milieux conservateurs de l’Église comme une véritable provocation, une atteinte à l’identité catholique (comment expliquer l’absence de réfugiés chrétiens parmi les “sélectionnés” dans un contexte où les Chrétiens d’Orient font l’objet de multiples persécutions ?), le pape François se voyant doublement accusé d’être « immigrationniste » et « islamophile ». Le souverain pontife a d’ailleurs été contraint de se justifier publiquement, au risque de provoquer une crise de confiance au sein de sa propre famille catholique : « Je n'ai pas choisi entre musulmans et chrétiens. Ces trois familles avaient des documents prêts, en règle. Il y avait, dans une première liste, deux familles chrétiennes mais elles n'avaient pas les papiers en règle. Ce n'est donc pas un privilège. Ces douze sont tous des enfants de Dieu et je privilégie les enfants de Dieu !»20.Propos cités par GUÉNOIS, Jean-Marie, “Pourquoi le Pape est rentrée de Grèce avec des réfugiés musulmans” [En ligne], Le Figaro, 16 avril 2016, http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/04/16/01016-20160416ARTFIG00132-pourquoi-le-pape-est-rentre-de-grece-avec-douze-refugies-musulmans.php..
S’il est vrai que les positions du nouveau pape dérangent certains hiérarques de la curie romaine et les milieux les plus conservateurs de l’Église, il serait pourtant réducteur d’interpréter sa politique comme une rupture radicale avec les positions traditionnelles du Vatican sur les questions migratoires et le dialogue avec les croyants des autres religions21.Geisser, Vincent, “Immigration, nationalité, solidarité : l’Église a-t-elle encore quelque chose à dire ?”, art. cité.. De son expérience de travail auprès des migrants dans les banlieues populaires de Buenos Aires, François en tire plutôt un certain pragmatisme, conciliant le respect de l’identité de l’Autre et l’impératif de cohésion sociale. Ce n’est donc pas par pur opportunisme que le pape François a récemment infléchi son discours dans le sens de l’intégration mais par souci d’exprimer plus clairement son point de vue, source de nombreuses incompréhensions au sein de l’Église. Sur ce plan, le pape n’a rien d’un militant forcené du multiculturalisme et encore moins d’un partisan du relativisme culturel, il reste un intégrationniste convaincu, persuadé que les migrants doivent se fondre dans la culture des sociétés d’accueil et respecter leurs valeurs. L’effort doit se produire dans les deux sens : « Le phénomène migratoire pose donc un sérieux problème culturel, auquel on ne peut se dispenser de répondre. L’accueil peut donc être une occasion propice pour une nouvelle compréhension et ouverture d’horizon, tant pour celui qui est accueilli, lequel a le devoir de respecter les valeurs, les traditions et les lois de la communauté qui l’héberge, que pour cette dernière, appelée à valoriser tout ce que chaque immigré peut offrir à l’avantage de toute la communauté »22.Pape François, “Les migrations sont un élément fondamental de l’avenir du monde”, La Documentation Catholique, n° 2522, avril 2016, pp. 112-119..
Le pape ne verse jamais dans l’angélisme : il développe un regard profondément inquiet sur l’avenir du monde en général, et des sociétés européennes en particulier, marquées par les replis identitaires de toutes sortes et la montée des courants nationalistes et xénophobes. Mais de cette inquiétude il tire paradoxalement une forme d’espérance universelle, qu’il entend décliner sous le registre d’un « nouvel humanisme ». Pour François, l’Église ne pourra reconquérir sa centralité dans les sociétés en crise de repères et de valeurs, que si elle parvient à renouer avec la langue universelle du Christ, compréhensible par tous, y compris des incroyants et des non chrétiens : « Avec l’esprit et avec le cœur, avec espérance et sans vaine nostalgie, comme un fils qui retrouve dans la mère Europe ses racines de vie et de foi, je rêve d’un nouvel humanisme européen, d’“un chemin constant d’humanisation’, requérant la mémoire, du courage, une utopie saine et humaine”. Je rêve d’une Europe jeune, capable d’être encore mère : une mère qui ait de la vie, parce qu’elle respecte la vie et offre l’espérance de vie. Je rêve d’une Europe qui prend soin de l’enfant, qui secourt comme un frère le pauvre et celui qui arrive en recherche d’accueil parce qu’il n’a plus rien et demande un refuge. Je rêve d’une Europe qui écoute et valorise les personnes malades et âgées, pour qu’elles ne soient pas réduites à des objets de rejet improductifs. Je rêve d’une Europe où être migrant ne soit pas un délit mais plutôt une invitation à un plus grand engagement dans la dignité de l’être humain tout entier »23.Pape François, “Que t’est-il arrivé, Europe humaniste ?”, La Documentation Catholique, n° 2523, juillet 2016, pp. 113-118..
Pour François, ce « nouvel humanisme » ne doit pas être seulement théorique. Il suppose un engagement concret de tous les catholiques quel que soit leur rang dans l’Église : « L’influence sur les politiques est importante, et la vigilance sur la manière dont elles sont appliquées, aussi. Mais les catholiques ne peuvent rester dans les idées : ils doivent agir et être des communautés accueillantes qui montrent qu’on peut s’engager, accueillir et intégrer. Les communautés chrétiennes peuvent être des lieux d’espoir »24.Senèze, Nicolas, “Le pape François appelle à accueillir mais aussi à intégrer les migrants.’ Entretien avec Michael Czerny”, La Croix, 3 février 2017..
Ce message du pape a-t-il une chance d’être entendu par les catholiques français ? Ces derniers sont-ils réceptifs au « nouvel humanisme » promu par le chef de l’Église ?
Au sein de l’univers catholique français, les résistances sont nombreuses. Au même moment où était publié l’ouvrage de Virginie Riva, Ce pape qui dérange, un autre livre sortait en librairie : Église et immigration : le grand malaise. Le pape et le suicide de la civilisation européenne25.DANDRIEU, Laurent, Église et immigration : le grand malaise. Le pape et le suicide de la civilisation européenne, Paris : Presses de la Renaissance, 2017, 288 p.. Le titre parle de lui-même. Son auteur, Laurent Dandrieu, essayiste et journaliste conservateur — il écrit notamment pour Valeurs Actuelles —, prétend porter la parole de la majorité catholique silencieuse, opposée aux orientations « pro-immigration » du nouveau pape. Sa critique du « nouvel humanisme » promu par François est virulente : « Ce livre est évidemment l’expression de mon propre malaise de fidèle catholique devant un discours ecclésial qui semble placer les catholiques devant un dilemme impossible : choisir entre la fidélité à l’Évangile qui, si l’on en croit le discours de l’Église depuis quelques décennies, nous obligerait à accueillir sans aucune réserve les migrants qui désirent venir en Europe, et la fidélité à notre patrie et à notre identité, que nous devrions sacrifier gaiement à cette absolutisation de l’accueil. Je l’ai donc écrit pour aider les catholiques à ne plus se sentir prisonniers de ce dilemme qui les condamne, soit à sembler renier les principes de leur foi, soit à consentir à leur propre disparition par fidélité à ces principes. C’est bien parce que cet accueil inconditionnel me semble suicidaire, et qu’il me paraît impossible que l’Église demande réellement à ses fidèles de renoncer à la défense de leur patrie, que ce discours de l’Église ne me paraît plus tenable et qu’elle doit impérativement le rectifier »26.“Pour en finir avec le messianisme de l’Église.’ Entretien avec Laurent Dandrieu” [En ligne], Breizh-info.com, 21 janvier 2017, http://www.breizh-info.com/2017/01/21/60027/laurent-dandrieu-finir-messianisme-migratoire-de-leglise-interview..
Chez les catholiques ordinaires, le « nouvel humanisme » du pape François est accueilli de manière contrastée selon le degré des pratiques religieuses, les milieux socioprofessionnels, les contextes locaux et les orientations politiques. Déjà dans les années 1990-2000, le sociologue Jean-Luc Richard soulignait que les catholiques français étaient loin de former un groupe homogène, et qu’ils affichaient des positions diverses sur les questions de société en général, et sur la question migratoire en particulier : « Les catholiques de France ne constituent pas un groupe homogène qui s’exprimerait d’une seule voix sur la plupart des sujets sociaux d’importance, au nombre desquels l’immigration étrangère en France et ses conséquences »27.Richard, Jean-Luc, “Les catholiques, l’immigration étrangère et les tentations racistes en France. Quelques apports d’enquêtes d’opinion et de données macro-sociales”, Migrations Société, vol. 24, n° 139, janvier-février 2012, pp. 253-266.. Malgré cette hétérogénéité des opinions, Jean-Luc Richard faisait état d’une relative hostilité des catholiques français vis-à-vis de l’augmentation de l’immigration étrangère dans l’Hexagone bien que ne se traduisant cependant pas par un vote systématique en faveur du Front national. L’intégration objective à l’univers catholique (le fait d’aller à la messe, de militer dans une association chrétienne et de participer à des réseaux caritatifs, etc.) constituait souvent un frein au vote extrémiste. En ce sens, les catholiques français pouvaient émettre des opinions négatives sur l’immigration, tout en refusant de cautionner le discours radical de l’extrême droite. Ces dernières années, cette ambivalence des catholiques français à l’égard du fait migratoire semble persister. Plusieurs enquêtes confirment que plus d’un tiers des catholiques pratiquants et près de la moitié des catholiques non pratiquants restent réfractaires à l’accueil de nouveaux immigrés sur le territoire français. Toutefois, l’univers catholique français ne paraît pas être totalement insensible aux différents appels du pape. Plusieurs enseignements peuvent être tirés des résultats issus d’enquêtes récentes. D’abord, plus un individu est intégré à l’institution catholique, plus il se montrera réceptif au message du souverain pontife, notamment sur les questions sociales et migratoires. Ensuite, les catholiques restent traversés par des clivages politiques qui déterminent très largement leur position à l’égard de l’immigration. Sur ce plan, les dernières enquêtes tendraient à montrer que le tabou du vote d’extrême droite est désormais rompu dans l’univers catholique français. Le fait de se dire « catholique » — même « pratiquant » — ne préserve plus d’un vote en faveur du Front national (fn). Enfin, et c’est peut-être l’enseignement le plus important, les catholiques pratiquants ne semblent pas totalement sourds aux appels du pape à développer des actions concrètes en soutien pour les migrants : selon une enquête de l’Institut français d’opinion publique (ifop), 14 % des pratiquants ont déjà fait des dons en nature en faveur des migrants, 8 % en argent et 24 % ont l’intention de le faire. De même, 26 % des catholiques pratiquants se disent prêts à donner de leur temps, voire à accueillir des migrants chez eux28.Institut français d’opinion publique, Les catholiques et l’accueil des migrants [En ligne], 24 septembre 2015, http://www.pelerin.com/Alaune/Migrantsledefipolitiqueles-reponsespratiques/Sondagelescatholiquesetlaccueildesmigrants.. Ces tendances sont d’ailleurs confirmées par une enquête plus récente : bien que traversés comme le reste des Français par des tendances anxiogènes à l’égard du fait migratoire et du fait musulman, les catholiques pratiquants (54 %), davantage que les non-pratiquants (37 %), seraient favorables à l’accueil sur le territoire européen des migrants débarquant sur les côtes italiennes et grecques29.Institut français d’opinion publique, Les catholiques, les Français et l’accueil des migrants [En ligne], avril 2016, 11 p., http://www.ifop.fr/media/poll/3377-1-study_file.pdf..
Toutefois, il convient de ne pas se méprendre sur ces résultats et de conclure trop vite à la conversion massive des catholiques français et européens au « nouvel humanisme » prêché par François. Car, outre qu’il ne se dégage pas une majorité très forte chez les catholiques français pour soutenir ses appels à la solidarité en direction des migrants et des réfugiés, on peut penser qu’il s’agit davantage de l’expression d’une charité chrétienne très conformiste que le signe d’un ralliement puissant à la critique pontificale de la « mondialisation de l’indifférence ». En ce sens, la majorité des catholiques français, pratiquants et non pratiquants, s’inscrivent plus dans une logique humanitaire et charitable que dans une logique d’humanisation30.Le pape François parle d’« un chemin constant d’humanisation » : Pape François, “Que t’est-il arrivé, Europe humaniste ?”, art. cité., et leur regard sur l’immigration reste empreint d’une certaine forme de compassion ethnocentrique. Le proverbe « charité bien ordonnée commence par soi-même » — que les anglophones traduisent par « charity begins to the home » — n’a jamais été aussi vrai dans le contexte actuel caractérisé par un repli identitaire généralisé en France et en Europe : il n’est pas certain que le message avant-gardiste de François soit bien compris. Nul doute que ce pape dérange et qu’il continuera à déranger l’univers catholique pour de nombreuses années encore.
Marseille, le 13 mars 2017
Septembre 2023. Le pape François intervient à Marseille dans le cadres des Rencontres méditerranéennes - © Franciscan Media
Le manifeste marseillais du pape François
La dignité et l’hospitalité comme vertus cardinales face à la déshumanisation des politiques migratoires
Vincent GEISSER
« La Méditerranée, berceau de la civilisation, devient le tombeau de la dignité ».
Pape François, Palais du Pharo, Marseille, le 23 septembre 2023.
« Le pape François n’a pas d’autres armes que les mots, mais les mots comptent-ils encore aujourd’hui ? », s’interroge Wim Wenders à la fin de son documentaire consacré aux engagements du souverain pontife auprès des « périphéries humaines et sociales »1.Wenders, Wim ; ROSIER, David, Le Pape François : un homme de parole (Titre original : Pope Francis : a Man of His Word), documentaire, 2018, 96 minutes.. Il est vrai que le cinéaste allemand a de bonnes raisons de douter des effets suscités par le discours de François, en matière de conscientisation et de mobilisation, sur les comportements et les décisions des responsables politiques et économiques de ce bas monde. À peine 24 heures après son entrevue en tête-à-tête à Marseille avec le Saint-Père, le président de la République française, Emmanuel Macron, tout en admettant que le « Le Pape a raison d’appeler à ce sursaut contre l’indifférence », se lançait dans un long plaidoyer pour une politique européenne d’immigration « rigoureuse » et une défense du principe d’externalisation de la politique migratoire, conditionnant l’aide au développement à la coopération sécuritaire des pays de départ : « Et donc nous devons, en Européens, mieux conditionner notre aide à une politique responsable en matière migratoire. Et en disant “on vous aide pour donner des opportunités économiques à la population, mais vous devez nous aider à démanteler chez vous les réseaux qui conduisent ces gens à quitter leur pays et surtout beaucoup mieux coopérer [pour faciliter les] retours”. […] Aujourd’hui, cette politique ne fonctionne pas parce que l’on ne l’a jamais fait en vrai en Européen » 2.BOUTIN, Clément, “Immigration, inflation, Niger… Ce qu’il faut retenir de l’interview d’Emmanuel Macron”, BFM TV, le 24 septembre 2023, https://www.bfmtv.com/politique/elysee/immigration-inflation-niger-ce-qu-il-faut-retenir-de-l-interview-d-emmanuel-macron_AN-202309240415.html. . En somme, il s’agit de conforter les États du Maghreb, du Moyen-Orient et d’Afrique de l’Ouest dans leur rôle de gendarmes et d’auxiliaires sécuritaires de l’Union européenne, au mépris des droits fondamentaux des individus et des familles, comme l’illustrent de façon dramatique les traitements inhumains qu’ont subi récemment les migrants subsahariens en Tunisie, victimes de pogroms et de déportation massive3.Cassarini, Camille ; Geisser, Vincent, “Une politisation en devenir ? L’immigration subsaharienne dans les tourments d’une xénophobie stratégique”, Afrique(s) en mouvement, n° 6, juin 2023, pp. 72-81.. Pire, le président français a confirmé le nouveau projet de loi sur l’asile et l’immigration4.“Projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration”, présenté à la presse par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, le 11 septembre 2023, Vie publique, le 15 septembre 2023. porté par son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin — également présent lors du discours du pape à Marseille — qui, de l’aveu des spécialistes, s’annonce comme l’un des textes les plus répressifs votés sous la Cinquième République. Selon Sophie Duval, chargée de plaidoyer migrations au Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD-Terre solidaire) : « Les discours racistes et xénophobes repris par une sphère large ne sont pas contrés par le gouvernement. En outre, sur le projet de loi, le gouvernement va dans le sens des thèmes anti-migrants. Il y est question d’une France à l’immigration massive où la seule solution est sécuritaire »5.CHAUMEAU, Christine, “Projet de loi asile et immigration : encore une loi sécuritaire”, CCFD-Terre solidaire, le 22 septembre 2023, https://ccfd-terresolidaire.org/projet-de-loi-asile-et-immigration-encore-une-loi-securitaire..
Si l’appel du pape pour un traitement digne et humain des migrants ne semble pas avoir touché les cœurs et les esprits des élites gouvernementales françaises, il a fait l’objet d’une véritable campagne de disqualification de la part des représentants de la droite identitaire qui a débuté avant même que le souverain pontife ne foule le sol marseillais. Ceux qui appellent pourtant à la réhabilitation des « racines chrétiennes » de la France, en proposant carrément de les inscrire dans le texte de la Constitution, se sont livrés à un véritable lynchage médiatique à l’égard de François6.CHEMIN, Ariane ; GUILLOU, Clément, “L’extrême droite catholique’ ne retient plus ses coups contre le pape François”, Le Monde, le 19 septembre 2023, https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/09/19/l-extreme-droite-catholique-ne-retient-plus-ses-coups-contre-le-pape-francois_6190044_823448.html., allant jusqu’à s’attaquer à ses origines immigrées et latino-américaines, suspectes de catholicité douteuse ou de christianisme défaillant, à l’instar de Marion Maréchal, vice-présidente exécutive du parti d’extrême droite Reconquête : « Moi, je ne suis pas d’accord avec lui, et je considère que le pape n’a pas à se mêler de politique. Il ferait mieux de remplir les églises qui sont aujourd’hui désespérément vides. C’est une vision naïve, parce que c’est un Sud-Américain, il ne vit pas et ne perçoit pas les problématiques en Europe, comme celles qui peuvent exister en Amérique latine, comme la question de l’offensive islamique que nous vivons aujourd’hui dans nos écoles et dans la société en général. Je pense qu’il y a un biais de lecture »7.“Marseille port d’espérance’ : Marion Maréchal tacle le pape François et lui demande de ne pas se mêler de politique’”, BFM TV, le 20 septembre 2023, https://www.bfmtv.com/marseille/replay-emissions/bonsoir-marseille/marseille-port-d-esperance-marion-marechal-tacle-le-pape-francois-et-lui-demande-de-ne-pas-se-meler-de-politique_VN-202309200706.html.. De son côté, le leader marseillais d’extrême droite, Stéphane Ravier — transfuge du Rassemblement national qui a rejoint le mouvement d’Éric Zemmour —, s’est même livré à un procès en inquisition, présentant le pape François comme un islamophile irresponsable, complice de l’islamisation qui menacerait aujourd’hui la francité et la catholicité des quartiers populaires de l’Hexagone : « L’Évangile nous invite à aimer notre prochain mais il n’est nullement précisé qu’on doit l’aimer chez nous, en France. Au lieu de nous culpabiliser, j’invite le pape François, lorsqu’il sera à Marseille, à passer la troisième vitesse de sa papamobile pour aller du Prado à l’avenue de Saint-Louis, de Saint-Antoine, de Sainte-Marthe, où il verra qu’une population de confession musulmane a effacé les saints. Voilà ce que c’est d’ouvrir les portes » 8.Cité par CHEMIN, Ariane ; GUILLOU, Clément, “L’extrême droite catholique’ ne retient plus ses coups contre le pape François”, art. cité..
Dans ce climat d’incompréhension, voire de défiance, d’une partie des élites françaises à l’égard des positions papales sur les questions de l’accueil, de l’asile ou de la présence musulmane en Europe, on peut s’interroger raisonnablement sur les réelles motivations du Saint-Père à accepter l’invitation du cardinal Jean-Marc Aveline, qui est le principal initiateur de cet événement placé sous le signe de la Méditerranée9.La venue du pape à Marseille s’inscrit dans le cadre des Rencontres méditerranéennes après deux éditions organisées à Bari en 2020 et à Florence en 2022. Elles ont pour objectif de rassembler les évêques des cinq rives du Bassin méditerranéen, ainsi que des jeunes croyants de toutes confessions, en vue de réfléchir à un avenir commun. Belouezzane, Sarah, “Jean-Marc Aveline, l’archevêque par qui le pape vient à Marseille”, Le Monde, le 21 septembre 2023, https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/09/21/jean-marc-aveline-l-archeveque-par-qui-le-pape-vient-a-marseille_6190260_4500055.html ; JANIN, Carine, “Qui est le cardinal Aveline, qui a fait venir le pape à Marseille ?”, Ouest France, le 21 septembre 2023, https://www.ouest-france.fr/societe/religions/pape-francois/portrait-qui-est-le-cardinal-aveline-qui-a-fait-venir-le-pape-a-marseille-ca93fa50-56bf-11ee-b6ba-7dd572906796.. Outre que le pape a plusieurs fois répété à ses interlocuteurs qu’il n’effectuait pas une visite en France mais à Marseille10.Mérieux, Cécile ; Tresca, Malo ; Besmond de Senneville, Loup, “Pape à Marseille : pourquoi ce n’est pas une visite en France’ ?”, La Croix, le 30 août 2023, https://www.la-croix.com/Religion/Pape-Marseille-pourquoi-nest-pas-visite-France-2023-06-21-1201272457., on peut penser que le choix de se rendre dans la cité phocéenne et d’y séjourner 48 heures, a été mûrement réfléchi. Il s’inscrit non seulement dans un cheminement personnel, intellectuel et spirituel sur son rapport aux « périphéries humaines et sociales » mais il revêt également une dimension politique — au sens noble du terme — en vue de promouvoir une véritable « théologie pratique » de l’altérité et de l’hospitalité. En ce sens, la représentation réelle ou imaginaire de Marseille résonne dans l’esprit de François avec sa propre trajectoire d’enfant de migrants, de citoyen socialisé dans une ville portuaire et cosmopolite, de croyant engagé auprès des pauvres, et d’homme d’Église. François sait d’où il vient et où il va11.Lupi, Tiziana, Il nostro papa. La prima biografia illustrata di Francesco, Milano : Mondadori, 2014, 219 p.. Il est né dans une famille d’immigrés italiens (Piémontais par son père, Ligurien par sa mère) qui a été contrainte de s’exiler pour des raisons économiques, qui a évité de peu un destin tragique lors de la traversée transatlantique12.François témoigne de cet événement familial : “mes grands-parents et mon papa auraient dû partir à la fin de 1928, ils avaient leur billet pour le bateau Principessa Mafalda’, un bateau qui a coulé au large des côtes du Brésil [environ 300 morts]. Mais ils n’ont pas réussi à vendre à temps ce qu’ils possédaient et c’est ainsi qu’ils ont changé leur billet et se sont embarqués sur le Jules César’ le 1er février 1929. C’est pour cela que je suis ici”. ROQUES, Constance, “Les grands-parents du pape François ont failli faire naufrage en quittant l’Italie pour l’Argentine” (entretien avec le Pape François), Zenit Le monde vu de Rome, le 28 février 2017, https://fr.zenit.org/2017/02/28/les-grands-parents-du-pape-francois-ont-failli-faire-naufrage-en-quittant-litalie-pour-largentine. et qui, comme tous les migrants, a dû s’intégrer à une « nouvelle société » pour le meilleur et pour le pire. Cette histoire familiale et intime a constamment influencé ses activités pastorales, l’incitant de façon précoce à s’engager auprès des démunis et des immigrés dans les bidonvilles et les quartiers populaires de Buenos-Aires. François témoigne : « Là aussi, je rapporte mon expérience de Buenos Aires. Dans les bidonvilles, il y a plus de solidarité que dans les quartiers du centre. Dans les “villa miseria”, il y a beaucoup de problèmes, mais souvent les pauvres sont plus solidaires entre eux parce qu’ils sentent qu’ils ont besoin les uns des autres. J’ai trouvé plus d’égoïsme dans d’autres quartiers, je ne veux pas dire aisés parce que ce serait qualifier en disqualifiant, mais la solidarité que l’on voit dans les quartiers pauvres et dans les bidonvilles ne se voit pas ailleurs, même si la vie y est plus compliquée et difficile »13.Ibidem..
Le choix de Marseille, comme le souligne la sociologue des religions Danielle Hervieu-Léger, ne relève donc pas d’un hasard de calendrier et encore moins d’une opération de communication orchestrée par la diplomatie vaticane. Sa signification est bien plus profonde : « […] la métropole méditerranéenne avait de quoi l’attirer. Marseille, ville cosmopolite, violente et conviviale à la fois, en prise sur l’histoire longue des mouvements de population en Europe — et rivage où affluent aujourd’hui les pauvres arrachés à leurs terres et jetés sur les voies de la migration par la violence de l’ordre néolibéral et la catastrophe climatique montante — apparaît comme un lieu d’écho naturel à l’appel à la prise en charge responsable et solidaire de la “maison commune”, fil rouge de sa prédication depuis l’encyclique Laudato si’14.PAPE FRANçOIS, “Lettre encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune”, site officiel du Vatican, le 24 mai 2015, https://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html.. Allons plus loin : entre Nord et Sud, entre Orient et Occident, multiculturelle et multireligieuse, Marseille offre, à bien des égards, un espace rêvé pour affirmer à nouveau le renouvellement des rapports entre catholicisme et universalisme dont le pape jésuite s’emploie à faire, théologiquement parlant, l’un des axes de son pontificat »15.Hervieu-léger, Danielle, “François, l’utopie d’une Église universelle au risque du schisme”, La Croix, le 20 septembre 2023, https://www.la-croix.com/debat/Francois-lutopie-dune-Eglise-universelle-risque-schisme-2023-09-20-1201283558.. D’aucuns reprocheront sans doute au pape François de fantasmer l’image de Marseille, versant dans la carte postale idyllique de « la ville fraternelle et tolérante »16.Image de carte postale de Marseille qui coexiste souvent avec la “mauvaise réputation” de la ville : Maisetti, Nicolas ; Mattina, Cesare (sous la direction de), Maudire la ville : socio-histoire comparée des dénonciations de la corruption urbaine, Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2021, 284 p., qui est parfois véhiculée par la littérature romanesque et les fictions cinématographiques (Plus belle la vie17.Allusion au titre du feuilleton télévisé tourné en studio à Marseille (reconstitution du quartier du Panier) et diffusé durant dix-huit ans sur la chaine publique France 3 (2004-2022) : Le Naour, Jean-Yves, “De quoi Plus belle la vie est-elle le nom ?”, in : Le Naour, Jean-Yves (sous la direction de), Plus belle la vie. La boîte à histoires, Paris : Presses universitaires de France, 2013, pp. 7-14.). Mais c’est sans compter sur les « capteurs locaux » de l’Église, et plus particulièrement sur l’équipe pastorale autour du cardinal Jean-Marc Aveline, qui loin de « vendre » aux croyants l’idée d’un « modèle marseillais » de coexistence communautaire et religieuse, en expérimente quotidiennement sur le terrain les joies et les bienfaits mais aussi les limites et les zones d’ombre. En effet, « le Marseille » qui a probablement convaincu le pape de faire le déplacement ne relève pas du cliché exotique et touristique mais d’un cosmopolitisme problématique (au sens où il soulève des questions qui fâchent), loin des représentations pagnolesques. C’est précisément ce cosmopolitisme accidenté et imparfait qui touche directement la sensibilité de François, faisant écho à sa propre histoire d’enfant de migrants et à sa longue expérience pastorale auprès des déshérités des cités populaires : « Marseille est une ville portuaire typiquement méditerranéenne. Depuis longtemps, elle a appris à accueillir toutes les cultures et les religions qui peuvent exister en Méditerranée et même au-delà. Lors de conversations que j’ai eues avec le pape François, j’ai pu lui expliquer l’originalité de cette ville, ses richesses et ses pauvretés, et échanger avec lui sur les enjeux pastoraux auxquels nous sommes confrontés et la manière dont, humblement, nous essayons d’avancer. Il a compris que Marseille se trouvait sur l’une de ces périphéries qu’il affectionne, entre Europe et Méditerranée, porte de l’Orient et porte de l’Occident, marquée à la fois par beaucoup de pauvreté et aussi par beaucoup d’espérance »18.Henning, Christophe, “Rencontre avec Jean-Marc Aveline, le cardinal qui a fait venir le pape à Marseille”, La Croix, le 10 septembre 2023, https://www.la-croix.com/religion/Rencontre-Jean-Marc-Aveline-cardinal-fait-venir-pape-Marseille-2023-09-10-1201282064..
De ce point de vue, Marseille ne constitue pas simplement pour le pape François une étape parmi d’autres mais probablement l’aboutissement de son long chemin synodal entamé depuis 2013 pour « faire bouger les lignes » au sein d’une institution catholique19.RIVA, Virginie, Ce pape qui dérange, Ivry-sur-Seine : Éditions de L’Atelier, 2017, 173 p. encore marquée par un eurocentrisme provincial et petit-bourgeois et, surtout, trop éloignée des « périphéries humaines et sociales »20.Geisser, Vincent, “François, pape des migrants ?”, Migrations société, vol. 29, n° 167, janvier-mars 2017, pp. 4-12.. Contrairement à une idée reçue, parfois véhiculée par les tenants d’un catholicisme identitaire21.Müller, Gerhard (Cardinal), La force de la vérité. Les défis posés à la foi catholique dans un monde qui n’est plus chrétien, Perpignan : Éd. Artège, 2020, 184 p ; DANDRIEU, Laurent, Église et immigration, le grand malaise. Le pape et le suicide de la civilisation européenne, Paris : Presses de la Renaissance, 2017, 307 p., François n’a rien d’un révolutionnaire ou d’un « liquidateur » de l’héritage catholique : il ne cherche pas forcément à s’inscrire en rupture radicale avec l’œuvre de ses prédécesseurs, notamment Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI, dont il revendique explicitement la filiation du message de l’Évangile en matière de charité, de fraternité humaine et d’hospitalité à l’égard de l’étranger22.Campese, Gioacchino, “La théologie et les migrations : la redécouverte d’une dimension structurelle de la foi chrétienne”, Migrations société, vol. 24, n° 139, janvier-février 2012, pp. 135-156.. Dans son discours de Marseille, François déclare ainsi : « Pourtant, cette situation ne date pas de ces dernières années, et ce n’est pas ce Pape venu de l’autre bout du monde qui a donné l’alerte en premier avec urgence et préoccupation. Cela fait plus de cinquante ans que l’Église en parle de manière pressante »23.PAPE FRANçOIS, Discours du Pharo, Marseille, prononcé le 23 septembre 2023, op. cit.. En revanche, il souhaite aller plus loin, comme le relève très justement l’historienne Blandine Chelini-Pont, en portant « un projet plus vaste, une vision de la Méditerranée. En cela, il poursuit cette tendance catholique qui consiste à fabriquer des utopies mobilisatrices, représentations à la fois politiques et spirituelles, exercices de l’imaginaire et de l’interprétation, capables ensemble de montrer des réalités qui n’existent pas encore, mais qui sont vouées à advenir »24.CHELINI-PONT, Blandine, “En venant à Marseille, le pape François poursuit cette tendance catholique à fabriquer des utopies mobilisatrices”, Le Monde, le 20 septembre 2023, https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/20/en-venant-a-marseille-le-pape-francois-poursuit-cette-tendance-catholique-a-fabriquer-des-utopies-..
La référence récurrente dans le discours pontifical à l’espace imaginaire de la Méditerranée constitue le vecteur d’une « théologie pratique »25.Sur la notion de théologie pratique, voir : ROUTHIER, Gilles ; VIAU, Marcel (sous la direction de), Précis de théologie pratique, Ivry-sur-Seine : Éditions de l’Atelier, 2016, 891 p. de l’altérité et de l’hospitalité. Par « pratique », il faut entendre une démarche ancrée dans le réel qui ne se limite pas à une simple déclaration de principes. François désire que l’Église promeuve une charité de chair qui envisage la compassion non pas comme une manifestation de pitié à l’égard des faibles mais d’abord comme un partage d’expériences et de passions communes, comme le décrivait si bien l’écrivain franco-tchèque Milan Kundera26.Dans son roman, Milan Kundera écrit : “La force secrète de son étymologie baigne le mot d’une autre lumière et lui donne un sens plus large : avoir de la compassion (co-sentiment), c’est pouvoir vivre avec l’autre son malheur mais aussi sentir avec lui n’importe quel autre sentiment : la joie, l’angoisse, le bonheur, la douleur. Cette compassion là (au sens du souci, wspolczucie, Mitgefühl, medkänsla) désigne donc la plus haute capacité d’imagination affective, l’art de la télépathie des émotions. Dans la hiérarchie des sentiments, c’est le sentiment suprême”. Voir : KUNDERA, Milan, L’insoutenable légèreté de l’être, Paris : Éd. Gallimard, 1990, 480 p. (voir pp. 36-37).. C’est cette théologie empirique qu’il est venu défendre à Marseille : « Le défi est aussi celui d’une théologie méditerranéenne qui développe une pensée qui adhère au réel, “maison” de l’humain et pas seulement des données techniques, en mesure d’unir les générations en reliant mémoire et avenir, et de promouvoir avec originalité le chemin œcuménique entre chrétiens et le dialogue entre croyants de religions différentes »27.PAPE FRANçOIS, Discours du Pharo, op. cit.. La déclaration du souverain pontife fait d’ailleurs écho aux travaux d’un groupe de théologiens issus de différents pays du Bassin méditerranéen (Croatie, Égypte, Espagne, France, Italie, Liban, etc.) qui entend poser les bases d’une « théologie méditerranéenne », qu’il qualifie d’« immersive », c’est-à-dire pleinement en phase avec les réalités sociales et les problèmes de notre temps : « La Méditerranée a besoin d’une théologie qui vive pleinement sa dimension contextuelle et d’y reconnaître son appel propre et indispensable. Cette exigence apparaît aujourd’hui comme un élément constitutif, qui ne se limite pas à être reléguée à quelques propositions “originales” et “marginales”. […] La théologie depuis la Méditerranée est, en ce sens, une théologie “immersive” qui se laisse toucher par les blessures et les angoisses exprimées par les contextes méditerranéens, sachant néanmoins aussi saisir le novum28.Fait nouveau, innovation, renouvellement. qui s’en dégagek »29Institut catholique de la Méditerranée, Manifeste pour une théologie depuis la Méditerranée, Marseille, septembre 2023, 16 p. (voir p. 6), https://www.pisai.it/media/487193/pour-une-th%C3%A9ologie-depuis-la-m%C3%A9diterran%C3%A9e.pdf..
Toutefois, cette « théologie pratique » de l’altérité et de l’hospitalité ne saurait être confondue avec l’apologie d’un cosmopolitisme débridé ou la défense inconditionnelle d’un « droit à la différence », comme certains polémistes voudraient le faire croire30.BERTHELIER, Anthony, “Le pape François à Marseille risque d’irriter (encore) la droite et l’extrême droite en parlant migrations”, Huffpost, le 22 septembre 2023, https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/le-pape-francois-a-marseille-risque-d-irriter-encore-la-droite-et-l-extreme-droite-en-parlant-migrations_223341.html.. Nous le relevions déjà dans un précédent écrit : le pape François n’a rien d’un militant forcené du multiculturalisme et encore moins du relativisme culturel31.Geisser, Vincent, “François, pape des migrants ?”, art. cité (voir p. 9).. C’est un « intégrationniste » convaincu par l’idée que les migrants doivent à terme se fondre dans la société d’accueil, en respectant ses principes et ses valeurs. Pour lui, l’intégration est un processus réciproque qui suppose un effort des deux côtés (de l’accueillant et de l’accueilli32.Selon François, “l’intégration, qui n’est ni assimilation ni incorporation, est un processus bidirectionnel, qui se fonde essentiellement sur la reconnaissance mutuelle de la richesse culturelle de l’autre : ce n’est pas l’aplatissement d’une culture sur l’autre, ni un isolement réciproque, avec le risque de ghettoïsations’ aussi néfastes que dangereuses” : PAPE FRançois, Discours aux participants au Forum international “Migrations et paix”, le 21 février 2017, site officiel du Vatican, https://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2017/february/documents/papa-francesco_20170221_forum-migrazioni-pace.html#.). Son discours positif sur les atouts du « cosmopolitisme marseillais » n’exclut pas un diagnostic très lucide des problèmes sociaux, économiques et sécuritaires qui minent la cité phocéenne depuis des décennies : « Aujourd’hui, la mer de la coexistence humaine est polluée par la précarité qui blesse même la splendide Marseille. Et là où il y a précarité il y a criminalité : là où il y a pauvreté matérielle, éducative, professionnelle, culturelle, religieuse, le terrain des mafias et des trafics illicites est déblayé. L’engagement des seules institutions ne suffit pas, il faut un sursaut de conscience pour dire “non” à l’illégalité et “oui” à la solidarité, ce qui n’est pas une goutte d’eau dans la mer, mais l’élément indispensable pour en purifier les eaux. […] En effet, le véritable mal social n’est pas tant l’augmentation des problèmes que le déclin de la prise en charge. Qui aujourd’hui est proche des jeunes livrés à eux-mêmes, proies faciles de la délinquance et de la prostitution ? Qui est proche des personnes asservies par un travail qui devrait les rendre plus libres ? Qui s’occupe des familles effrayées, qui ont peur de l’avenir et de mettre au monde de nouvelles créatures ? »33PAPE FRANÇOIS, Discours du Pharo, op. cit.. Cette perspective intégrationniste est aussi exprimée par le groupe des théologiens de la Méditerranée, qui défend le droit des migrants à obtenir à terme une « pleine citoyenneté », rejetant par là même la notion de « minorité » qui renverrait, selon ses énonciateurs, à la discorde et à une société ghettoïsée : « Il n’est pas possible de faire de la théologie sans assumer l’engagement à défendre dans nos sociétés le droit à la “pleine citoyenneté” allant au-delà de l’utilisation discriminatoire du terme minorité qui porte en elle les germes du sentiment d’isolement et d’infériorité et “prépare le terrain à l’hostilité et à la discorde”. On devient citoyen à part entière quand on est mis en mesure de contribuer à tous égards à la vie du pays dans lequel on vit et que l’on perçoit comme sien et quand chaque homme ou chaque femme se voit garantir les mêmes droits. Il faut reconnaître à chacun cette possibilité, quelle que soit la culture à laquelle il appartient ou la religion qu’il professe. La pleine citoyenneté implique également le droit à la liberté religieuse trop souvent piétiné ou nié. La pleine citoyenneté signifie aussi une citoyenneté active, seule capable de briser la logique de la résignation ou de l’addiction et de faire obstacle à la multiplication »34.Institut catholique de la Méditerranée, op. cit. (voir p. 12)..
Si le pape François se dit favorable à l’intégration des migrants dans la société d’accueil — y compris ceux en provenance de pays de tradition non chrétienne —, réfutant ainsi les arguments pessimistes des « déclinologues » et des adeptes de la pseudo-théorie du « grand remplacement »35.Camus, Renaud, Le grand remplacement, Paris : Éd. Chez l’auteur, 2019, 506 p., il ne se montre pas moins critique à l’égard des défenseurs de la thèse de l’assimilation qui, selon lui, favoriseraient le rejet de l’Autre et la négation de ses droits fondamentaux, notamment en matière de liberté religieuse (le droit d’être musulman, bouddhiste ou taoïste… dans une société majoritairement chrétienne). On peut penser que le pape vise moins ici les assimilationnistes jacobins style « Troisième République », qui appartiennent désormais au passé, que les assimilationnistes néo-chrétiens, qui entendent aujourd’hui réhabiliter les racines « judéo-chrétiennes » de la France et de l’Europe pour mieux rejeter à la mer le migrant musulman, africain et/ou asiatique, renvoyé à une extranéité supposée inassimilable à la Nation36.Un groupe de sénateurs du parti Les Républicains a déposé un projet de loi visant à consacrer “les racines judéo-chrétiennes de la Nation française” dans l’article 1 de la Constitution de la Cinquième République. Si le projet était adopté, l’article 1 serait ainsi formulé : “La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale, de tradition judéo-chrétienne, attachée à sa civilisation et à ses symboles”, site web du Sénat, le 27 mai 2023, https://www.senat.fr/leg/ppl22-651.html.. L’intégration est certes un chemin sinueux qui suppose de naviguer entre le rivage du respect du « droit à la différence » et le rivage de la nécessité de « faire société », mais elle lui paraît une voie plus réaliste que l’assimilation portée par une vision ethnocentrique : « L’intégration est difficile, mais clairvoyante : elle prépare l’avenir qui, qu’on le veuille ou non, se fera ensemble ou ne sera pas ; l’assimilation, qui ne tient pas compte des différences et reste rigide dans ses paradigmes, fait prévaloir l’idée sur la réalité et compromet l’avenir en augmentant les distances et en provoquant la ghettoïsation, provoquant hostilité et intolérance. Nous avons besoin de fraternité comme de pain. Le mot même “frère”, dans sa dérivation indo-européenne, révèle une racine liée à la nutrition et à la subsistance. Nous ne nous soutiendrons qu’en nourrissant d’espérance les plus faibles, en les accueillant comme des frères. “N’oubliez pas l’hospitalité” (He 13, 2)37.CERCLE BIBLIQUE, La Lettre aux Hébreux, Paris : Éditions du Cerf, 2016, 64 p., rappelle l’Écriture Sainte »38.PAPE FRANçOIS, Discours du Pharo, op. cit.. Ce désir du pape de construire une théologie empirique de l’altérité doit s’appuyer selon lui sur une pratique du dialogue au quotidien, qui ne se limiterait pas aux questions purement abstraites et doctrinales, mais engloberait aussi tous les aspects de la vie sociale, y compris les domaines profanes, tels que l’expriment les auteurs du Manifeste pour une théologie depuis la Méditerranée : « [Cette théologie empirique] traduit dans sa pratique le principe du “dialogue dans tous les domaines”. L’instance dialogique, en outre, ne peut pas être considérée comme un simple choix facultatif parmi tant d’autres, mais doit être assumée à partir de ce qui caractérise la dynamique même de la révélation : Dieu est dialogue et le dialogue est le lieu de Dieu. Le dialogue avec les autres traditions religieuses doit s’accompagner d’un dialogue avec les cultures et avec les différentes approches de la connaissance des questions profondes qui concernent la vie des êtres humains » 39.Institut catholique de la Méditerranée, op. cit. (voir p. 8)..
Face aux communautarismes étriqués et mortifères40.MAALOUF, Amin, Les identités meurtrières, Paris : Éd. Grasset, 1998, 216 p. (fondamentalismes, tribalismes, populismes, nationalismes, etc.)41.À ce propos, le pape François affirme : “Oui, la Méditerranée exprime une pensée qui n’est pas uniforme ni idéologique, mais polyédrique et adhérente à la réalité ; une pensée vitale, ouverte et conciliante : une pensée communautaire. Comme nous avons besoin de cela dans les circonstances actuelles où des nationalismes archaïques et belliqueux veulent faire disparaître le rêve de la communauté des nations ! Mais rappelons-le avec les armes on fait la guerre, pas la paix, et avec l’avidité du pouvoir on retourne au passé, on ne construit pas l’avenir”. PAPE François, Discours du Pharo, op. cit., à la tentation de l’eurocentrisme42.Le pape François déclarait, en 2014, devant les parlementaires européens : “À côté d’une Union européenne plus grande, il y a aussi un monde plus complexe, et en fort mouvement. Un monde toujours plus interconnecté et globalisé, et donc de moins en moins eurocentrique’. À une Union plus étendue, plus influente, semble cependant s’adjoindre l’image d’une Europe un peu vieillie et comprimée, qui tend à se sentir moins protagoniste dans un contexte qui la regarde souvent avec distance, méfiance, et parfois avec suspicion”. Voir : PAPE FRANçOIS, Discours au Parlement européen, site officiel du Vatican, Strasbourg, le 25 novembre 2014 : https://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2014/november/documents/papa-francesco_20141125_strasburgo-parlamento-europeo.html. et à la nostalgie d’un âge d’or où l’Église était dominante et toute puissante, le pape François entend promouvoir une pensée communautaire ouverte et universelle, dont la Méditerranée est considérée à la fois comme l’espace de gestation, de réalisation et de projection. Aussi cette théologie empirique se fonde-t-elle sur une approche à la fois sensible et raisonnée de l’altérité, dont la finalité n’est pas tant de sauver l’institution ecclésiale confrontée aujourd’hui à des crises internes à répétition ou même la « famille catholique » face au processus de déchristianisation des nouvelles générations et à la concurrence de mouvements religieux prosélytes43.FATH, Sébastien, “L’Église catholique face à la concurrence évangélique”, Magazine Diplomatie, le 17 février 2017, https://www.areion24.news/2017/02/17/leglise-catholique-face-a-concurrence-evangelique., mais de sauver l’humanité toute entière du « naufrage de civilisation », formule qu’affectionne particulièrement le pape François, et qu’il a placée au centre de son appel de Marseille44.Besmond de Senneville, Loup ; DE NEUVILLE, Héloïse, “Pape à Marseille : François met en garde les Européens contre un naufrage de civilisation’”, La Croix, le 23 septembre 2023, https://www.la-croix.com/religion/Pape-Marseille-Francois-met-garde-Europeens-contre-naufrage-civilisation-2023-09-23-1201283958. : » L’histoire nous appelle à un sursaut de conscience pour prévenir un naufrage de civilisation. L’avenir, en effet, ne sera pas dans la fermeture qui est un retour au passé, une inversion de marche sur le chemin de l’histoire. Contre le terrible fléau de l’exploitation des êtres humains, la solution n’est pas de rejeter, mais d’assurer, selon les possibilités de chacun, un grand nombre d’entrées légales et régulières, durables grâce à un accueil équitable de la part du continent européen, dans le cadre d’une collaboration avec les pays d’origine. Dire “assez”, c’est au contraire fermer les yeux ; tenter maintenant de “se sauver” se transformera demain en tragédie. Alors que les générations futures nous remercieront pour avoir su créer les conditions d’une intégration indispensable, elles nous accuseront pour n’avoir favorisé que des assimilations stériles »45.PAPE FRANçOIS, Discours du Pharo, op. cit. .
Si les historiens et les sociologues du fait religieux ont probablement raison de voir dans les prises de position publiques de François la manifestation d’un « pontificat utopique » et une tendance à renouer avec les « utopies mobilisatrices » de ses prédécesseurs46.SAUVAGET, Bernadette, “Église catholique : Il y avait un enjeu d’utopie géopolitique dans les JMJ’” (entretien avec l’historien Charles Mercier), Libération, le 1er août 2023, https://www.liberation.fr/societe/religions/eglise-catholique-il-y-avait-un-enjeu-dutopie-geopolitique-dans-les-jmj-20230801_75ZPG67YMFFPZJIDF6HU3ZOG4M/., cependant, ses discours, ses écrits et surtout ses gestes hautement symboliques autour de la « question des migrants » (Lampedusa, Lesbos, Ciudad Juarez, Rabat, etc.) renferment aussi une certaine dose de réalisme. De ce point de vue, la « nouvelle » théologie de l’altérité et de l’hospitalité promue par le Saint-Père au fil de ses déplacements ne relève pas d’un registre purement spéculatif. Elle renvoie aussi à un registre pragmatique, même s’il n’est pas toujours énoncé explicitement : pour l’Église catholique, les migrants, notamment ceux originaires de la rive sud de la Méditerranée, ne représentent pas seulement cet Autre que l’on accueille, assiste et protège par « charité chrétienne »47.GEISSER, Vincent. “L’Église et les catholiques de France face à la question migratoire : le grand malentendu ?”, Migrations société, vol. 30, n° 173, juillet-septembre 2018, pp. 3-13.. Ils constituent une force vive pour le fonctionnement quotidien des communautés locales, des paroisses et de l’institution catholique en général48.Marin, Luca, “L’église catholique face au terrain’ des fidèles migrants. De la tension culturelle à des théologies inédites”, Migrations société, vol. 24, n° 139, janvier-février 2012, pp. 121-134.. Que l’on songe au rôle des migrants subsahariens, jeunes hommes, jeunes femmes et même adolescents, qui participent au rajeunissent des assemblées dominicales dans les paroisses des villes européennes souvent vieillissantes, et pour certaines d’entre elles en voie d’extinction spirituelle49.Bleuzen, Brigitte, “Africains’ en paroisses de banlieues”, Archives de sciences sociales des religions, n° 143, juillet-septembre 2008, pp. 215-234.. Que l’on songe également aux communautés catholiques à peine tolérées dans les pays arabo-musulmans (où l’islam est religion d’État) qui ne survivent que grâce à la présence active des migrants subsahariens, qui vivent leur foi sous la menace permanente de l’expulsion50.Bava, Sophie, “Migrations africaines et christianismes au Maroc. De la théologie des migrations à la théologie de la pluralité religieuse”, Les Cahiers d’Outre-Mer, n° 274, 2016, pp. 259-288 ; LEBRUN, Sophie, “Chrétiens au Maroc : les migrants au secours des Églises” (entretien avec le Père Daniel NOURISSAT [curé de Rabat]), La vie, le 10 juillet 2019, https://www.lavie.fr/christianisme/eglise/chretiens-au-maroc-les-migrants-au-secours-des-eglises-4634.php.. Que l’on songe encore à ces prêtres venus d’Afrique noire et des pays du Sud qui animent les paroisses européennes et permettent de compenser en partie la crise des vocations sacerdotales51.HOUNGUé, Isaac ; GRIMA, François ; MEIER, Olivier, “Église : la délicate intégration des prêtres venus d’ailleurs’”, The Conversation, le 12 octobre 2020, https://theconversation.com/eglise-la-delicate-integration-des-pretres-venus-dailleurs-147291.. Que l’on songe enfin à ces communautés chrétiennes d’Orient poussées à l’exil par la terreur et le malheur, qui contribuent dans la langue du Christ (l’araméen, le syriaque) à régénérer le christianisme occidental52.Symbole fort, au Pharo, à Marseille, le 23 septembre, une jeune Libanaise, Diana, a chanté en syriaque devant le pape François. Voir : “Diana, Libanaise, entonne un chant en syriaque devant le Pape”, KTO TV, le 23 septembre 2023, https://www.youtube.com/watch?v=Civ2n_Tamxg.. L’altérité migratoire est désormais au cœur de l’église, contribuant à son dynamisme et à son renouvellement en ce qui concerne le nombre de croyants, de pratiquants mais aussi d’officiants53.Osservatore Romano, “Le nombre de catholiques dans le monde croît à 1,378 milliard en 2021 ”, Vatican News, le 4 avril 2023, https://www.vaticannews.va/fr/vatican/news/2023-03/catholiques-annuaire-pontifical-monde-croissance-eglise-religion.html. . Les « périphéries humaines et sociales », malgré les discriminations, les humiliations et les formes d’exclusion vécues autant dans les pays d’origine que dans les sociétés d’accueil, occupent une place centrale dans l’univers catholique transnational : « Le catholicisme a subi un changement de grande ampleur : son centre de gravité s’est déplacé vers le Sud où les christianismes africains, sud-américains, créoles voire asiatiques occupent une place singulière. Ils affichent un dynamisme religieux à côté duquel la sécularisation européenne fait figure d’exception. […] Les dynamiques transnationales participent aussi de la pluralisation interne des christianismes en Europe et favorisent une circulation accrue des rituels, pratiques et idées religieuses : une “multiculturalisation” du christianisme qui fait de la question de la “diversité” un nouvel enjeu pour les responsables ecclésiaux »54.AUBOURG, Valérie ; BAROU Jacques ; CAMPERGUE Cécile (sous la direction de), Migrants catholiques en France. Ancrages sociaux et religieux, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 2023, 276 p. (voir p. 10)..
L’engagement du pape François pour asseoir les bases d’une « théologie pratique » de l’altérité et de l’hospitalité ne répond donc pas seulement à une utopie en devenir mais aussi à une urgence du temps présent pour l’Église et ses fidèles : au-delà de toute démarche prosélyte et caritative, l’ouverture à l’Autre — le migrant, l’exilé ou l’étranger — est devenue un impératif de survie institutionnelle, de renouvellement générationnel et de renaissance spirituelle du catholicisme dans une Europe dominée par « le cynisme, le désenchantement, la résignation, l’incertitude, un sentiment général de tristesse »55.PAPE FRANçOIS, Homélie prononcée pour la messe au Stade Vélodrome de Marseille, site web de la Conférence des évêques de France, le 23 septembre 2023, https://eglise.catholique.fr/vatican/messages-du-pape-francois/544582-homelie-du-pape-francois-prononcee-pour-la-messe-au-stade-velodrome-de-marseille.. C’est sans doute le sens profond du manifeste qu’a voulu transmettre le pape aux générations futures, lors de sa visite à Marseille (« porte de la foi », « port d’espérance », selon les propres paroles de François)56.TRESCA, Malo, “Le pape François appelle Marseille à être un port d’espérance’”, La Croix, le 17 septembre 2023, https://www.la-croix.com/religion/Le-pape-Francois-appelle-Marseille-etre-port-desperance-2023-09-17-1201283096#., en s’adressant plus particulièrement aux croyants et aux non-croyants français et européens au cœur froid, qui seraient tentés par le repli sur un catholicisme identitaire.
Marseille, le 30 septembre 2023
CIEMI - 46, rue de Montreuil
75011 - Paris - France
© Ciemi 2024
Ce site ne contient pas d’annonces publicitaires et n’utilise pas de cookies tierce partie. Aucune donnée relative aux internautes n’est collectée. Pour plus de détails, veuillez consulter la section « mentions légales » située dans le menu « Contact ».
This site does not contain any advertisements, nor does it use third party cookies. No user data is collected. For more details, please consult the section “ Legal notice” on the “Contacts” menu